lundi 16 juin 2008

genèse des Bienveillantes


Si on en croit les promesses (mais, bon, a priori, on se méfie) de la communication de Gallimard, le nouveau petit livre de Jonathan Littell, l'auteur des Bienveillantes est une réponse aux critiques adressées aux Bienveillantes. En fait de réponse, il s'agit plutôt, conformément aux habitudes du très réservé lauréat du prix Goncourt 2006, de la synthèse de recherches sur un nazi belge, Léon Degrelle. L'étude de Littell, précise, argumentée et illustrée, n'apporte rien de révolutionnaire. Il met en évidence des constantes de la langue fasciste, se met dans les pas d'un chercheur inspirant pour établit un sorte de paradigme de l'écriture nazie.

De la polémique qui a entouré les Bienveillantes, il n'est touché mot sous la plume de Littell, et c'est un peu dommage, la lecture du Sec et l'humide en serait moins aride. Mais à bien y réfléchir, ce petit essai répond bien, par l'illustration plutôt que par l'affirmation, au principal critique des Bienveillantes.

Dans Le nouvel observateur, Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, avait décrété du haut de son expérience - qui fait autorité - que Littell avait "inventé" la langue des nazis, puisque "les nazis ne parlent pas".

Il aura suffit à Littell de produire l'exemple décortiqué du discours prolixe d'un nazi, pour relégitimer son oeuvre magistrale.

Cela dit, la lecture du Sec et l'humide est très loin des passionantes découvertes des Bienveillantes... on attend avec impatience le prochain roman - y en aura t-il un prochain? - du laconique Littell.

jeudi 5 juin 2008

L'espèce fabulatrice


Le tout dernier essai de Nancy Huston était très attendu - par moi, en tout cas: elle le présentait (sur Radio-Canada, dans un dialogue avec Suzanne Jacob)comme un prolongement de sa réflexion développée dans Lignes de Faille - que je tiens pour son chef d'oeuvre. Lors de son intervention au festival Métropolis Bleu, à Montréal, début mai, elle en dévoilait quelques idées lumineuses.

L'espece fabulatrice - titre séduisant quoiqu'un peu grandiloquent - formule ce que Lignes de faille avait retracé sur 4 générations d'une famille juive: que les identités sont des constuctions, de bout en bout fictionnelles - ce qui ne veut pas (forcément) dire mensongères (malheureusement Nancy Huston n'aborde pas vraiment cette question du mensonge). Elle démonte de façon très convaincante et illustrée comment chaque donnée de notre identité - nom, prénom, date et lieu de naissance, religion, nationalité, etc... - est, précisément, "donnée" avec un Sens, une histoire, une fiction qui enveloppe nos vies.

Cet essai se lit probablement aussi vite qu'il a été écrit - publié quelques mois à peine après son dernier livre - on est déçu de comprendre au bout du premier chapitre que l'auteure n'ira pas beaucoup plus loin que son intuition initiale. On la sent parfois proche d'un Clément Rosset (Le Réel et son double, lumineux pour qui s'interesse à ces questions) mais qu'elle ne semble pas avoir lu - en tout cas elle ne le cite pas.

L'un contre l'autre, il vaut mille fois mieux lire Lignes de Faille que l'Espèce fabulatrice, tant la confrontation de ces deux livres, sur le même thème, montre la subtilité et le talent de la romancière par rapport à l'essayiste, souvent superficielle et étonnamment naïve (malheureusement il nest pas certain que les romans suffiront à guérir l'humanité!).

J'en reste donc à conseiller très vivement le roman, gardant l'essai pour les passionnés de la petite musique de Huston, en attendant la suite...

Vacherie de vacherie!

"je me demande d'une façon obsédante ce que la mère de mon frère et de la soeur de mon frère fait dans sa chambre à coucher avec un horloger noir qui n'est pas notre père qui êtes aux cieux que votre nom soit sanctifié que votre règne s'en aille" - Réjean Ducharme, L'avalée des avalés.

On ne résume pas sans être gravement insuffisant les grandes oeuvres littéraires.

L'avalée des avalés se lit les dents serrées, accusant réception du choc et de la densité des mots. Au point qu'on en perd peut-être parfois le fil de l'intrigue - personnages improbables, situation familiale allégorique: guerres de religions, fusion fraternelle, sortie de l'enfance.

Un grand livre, iconoclaste, qui ne ménage pas les identités de toutes sortes.

dimanche 27 avril 2008

La Bible anti-intégrismes


Bilan de fin d’année : quels sont les sujets qui ont le plus occupé l’opinion publique et les essayistes ces derniers mois? J’en retiens trois : l’éternel conflit israëlo-palestinien, la ponctuelle élection présidentielle américaine, le très provincial débat sur les accommodements raisonnables.


Un trait saillant : la place, légitime ou non, des intégristes dans le débat public – et particulièrement dans les médias - autour de ces trois questions. Peur des intégrismes juifs et musulmans au Québec, repli sur l’identité catholique supposée de ce pays qui a encore un crucifix au Parlement. Animosité ouverte envers la droite religieuse américaine dont le monde entier (à l’exception notable, semble-t-il, des Étatsuniens eux-mêmes) souhaite être débarrassée avec le départ de George Bush. À travers le chaos du Proche-Orient, on perçoit vaguement une idée, qui résume la vision du monde qu’ont trop de nos contemporains : nous serions au bord d’un choc des « civilisations », selon la formule célèbre de Samuel Huntington. Par civilisation, entendez religion.


Une explication bien commode pour tous ceux, partout dans le monde et jusque dans nos campagnes, qui ne rêvent que de se replier sur eux-mêmes. Malheureusement (ou heureusement, selon le point de vue), cette grille de lecture a le double défaut d’être désespérante et très contestable.


À ceux qui confondent culture et religion; ceux qui croient que l’islam est intrinsèquement violent et antidémocratique ; qui confondent arabes, musulmans et, tant qu’à y être, terroristes; qui croient qu’on lutte contre un intégrisme en se réfugiant auprès d’un autre… mais aussi à ceux qui se disent démocrates mais ne savent pas bien quoi répondre à tous ces amalgames : prenez Tirs Croisés, la laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman comme nouveau livre de chevet. Le postulat des deux coauteures de cet essai fondamental, Caroline Fourest et Fiammetta Venner : « les intégristes ne préparent pas un choc des religions. Ils convergent, ils ont les mêmes intérêts, la même vision du monde ».
Analyse comparée, point par point, sur le statut des femmes, le droit à l’avortement, la place de la religion dans le débat public, la liberté d’expression, etc, des grands mouvements intégristes monothéistes – la droite religieuse américaine, l’intégrisme juif israélien, l’islam radical, des Frères Musulmans au régime iranien – et de leur rapport aux textes sacrés, Tirs croisés démontre que les théocrates, avant de penser à se tirer les uns sur les autres, ont pour cible commune les libertés individuelles et la démocratie.


Parmi les évidences qui ressortent d’une telle étude: l’islam n’a évidemment pas le monopole de la violence ni de l’intégrisme; aucune religion n’est plus qu’une autre liberticide par la faute de son texte fondateur – comme le film Fitna, diffusé sur internet par un député d’extrême droite néerlandais, l’affirme à propos du Coran - : l’intégrisme n’est jamais l’application littérale des préceptes tenus pour sacrés. Au contraire, c’est une interprétation réactionnaire, souvent à contresens, des textes pour les tirer vers leur vision totalitaire d’une société asservie.


La place manque pour restituer l’intelligence, la rigueur, la détermination du travail de Caroline Fourest et Fiametta Venner. Leur livre, réédité en poche, indispensable, est un peu difficile à se procurer en librairie, mais en insistant, on y arrive. Lisez-le. Plutôt que la vision communautaire et simpliste d’une guerre des civilisations, on voit se dessiner l’urgence d’un combat transculturel des démocrates de tous bords, un combat pour la liberté de rire (pensez à l’affaire des caricatures de Mahomet), pour la liberté de s’exprimer, y compris sur la religion, pour la liberté sexuelle, même quand on est issue d’une famille religieuse (lisez Insoumise, la manifeste d’Ayaan Hirsi Ali et Lajja, de Taslima Nasreen). Un combat difficile mais euphorisant, dont Barthes disait qu’il a « l’allure d’une fête ». Mais si, c’est une lecture de vacances.

vendredi 11 avril 2008

Kitsch et trash des Bienveillantes


Ce texte est un aperçu (en exclusivité!) de la communication que je prononcerai jeudi 17 avril 2008 au colloque Du Kitsch au Trash, organisé par Stéphane Rivard à l'Université de Montréal. Quant à mon mémoire sur les Bienveillantes...

À l’occasion de la traduction des Bienveillantes en allemand, Jonathan Littell s’est rendu à Berlin pour une conférence-débat avec le plus célèbre des juifs-allemands, Daniel Cohn-Bendit. Celui-ci, qui avait attentivement lu le roman, finit par lui faire observer que, quelque part, les Bienveillantes était un roman kitsch, parce que son sujet même, le nazisme, et son narrateur, l’officier SS Max Aue, sont kitchs. Littell approuve en ces termes : « le nazisme est le phénomène le plus kitsch de l’histoire politique! De gros bourgeois à moustache qui se déguisent en culotte de cheval et défilent avec des têtes de mort et des flambeaux, c’est la définition même du kitsch! Après, qu’ils aient voulu tuer la moitié de la planète, c’est un autre problème ».


J’adopte sans hésiter cette définition, qui me semble contenir un élément essentiel sur la réception du kitsch par le lecteur : aussi sordide et glaçant soit-il, - la folie nationale-socialiste constituant sans doute l’un des sommets du genre – le kitsch oscille entre le grincement de dents et le rire jaune. C’est un ridicule oppressant, menaçant, excessif. C’est par excès de sérieux, de solennité, de pathos aussi, qu’il se rend inconvenant, hors-normes du bon goût.


L’humour dérangeant qu’on retrouve ici et là dans les Bienveillantes, cet irrésistible comique du ridicule, pose comme horizon à la réflexion la question : peut-on rire de tout? Des bourreaux comme des victimes, car, au fil du roman, aucun n’y échappe? On imagine facilement combien d’historiens, de gardiens du temple de la mémoire de la deuxième guerre et particulièrement de la Shoah, se sont offusqué de cette « provocation » qui « insulterait les morts » (P-E Dauzat). Et de fait, la rhétorique kitschéisante qu’utilise le narrateur nazi en parlant des « bonnes consciences » compatissantes d’aujourd’hui, abêties par la naïveté et les bons sentiments, est bien une stratégie visant à excuser les bourreaux en discréditant les victimes.


« Qu’ils aient voulu tuer la moitié de la planète, c’est un autre problème », et c’est aussi sans doute la singularité limite du kitsch nazi. Je poserai comme hypothèse que lorsque, dans certains passages du texte, cette limite est franchie, on tombe directement dans le trash. Un « autre problème », peut-être, mais sans doute pas si éloigné que cela du kitsch. Ils partagent au moins un mauvais goût agressif.


Dans le cas de la narration des Bienveillantes, sans contredire ce qui vient d’être posé, on doit dire que les choses sont plus compliquées. Max Aue n’est pas un gros bourgeois à moustache en culotte de cheval, mais un intellectuel cultivé, qui se veut et se dit au dessus de la moyenne de ses collègues et de ses lecteurs. Amoureux tantôt mièvre et adolescent, tantôt brutal et scatophile, il oscille à sa manière entre kitsch et trash, mais se considère quant à lui comme tout à fait normal, ce qui lui permet, croit-il, de dénoncer les excès de part et d’autre.


Excès qui, comme je l’ai dit, communiquent. Définir une ligne de partage, et les conditions de leur interchangeabilité, est l’objectif de cette communication et de ce colloque.

mercredi 9 avril 2008

Pas besoin de s'excuser


Les insolentes éditions de Ta Mère, créées par trois ex-camarades de lycée réunis par la volonté de publier « de la littérature que ne sent pas toujours la rose », se donnent comme mandat d’être libres d’exprimer ce qui ne l’a pas encore été, au besoin en transgressant allègrement les codes littéraires. Stéphane Ranger, ancien de l’Université de Montréal, publie pourtant son premier livre précédé de « plusieurs excuses », comme pour prévenir tout dérapage.


Et dérapage il y a, dans cet intrigant recueil de nouvelles où l’on se promène dans Montréal, souvent à vélo, avec différents points de vue qui ont pour point commun d’être notoirement à côté de la track. Dès les premiers textes, pour diverses causes, les personnages sont confrontés à d’étonnantes défaillances de sens et de la raison. Les personnages s’échappent du réel normé comme on s’excuse de fuir une soirée où l’on n’est pas à l’aise. Perte de repères remarquablement rendue par une écriture riche, colorée, précise, expressive, insolite. On est plongé dans la perception faussée des narrateurs de « La folle entreprise », « Courte vue », ou « Pièce magique ».


Derrière ses personnages, l’auteur espiègle s’essaie à quelques aventures d’écriture : ne voulant pas imposer sa morale, ni être trop pris au sérieux, il renvoie la lecteur-analyste à lui-même à la fin de « Courte vue » : « Ah ! Mon ami. Mon ami, mon ami. Je t’ai déjà dit que tu penses tout le temps un peu trop ? ». Pas inaccessible pour autant, il descend de son piédestal pour une dernière et troublante nouvelle, « la meilleure blonde », sans jeu de mot. « Oublions ce livre - c’est l’auteur qui parle, c’est-à-dire moi, autant que possible. Il n’y a pas de filles dans ce que j’écris parce qu’il en manque présentement dans ma vie. » Dans ce dernier texte d’une troublante authenticité au goût de jamais-lu, Stéphane Ranger semble s’excuser de nous avoir promené pendant une centaine de pages d’histoire improbable en délire farfelu. On le rassure sans ambiguïté : il a sa place dans le paysage littéraire de Montréal.