lundi 16 juin 2008
genèse des Bienveillantes
mercredi 11 juin 2008
jeudi 5 juin 2008
L'espèce fabulatrice
L'espece fabulatrice - titre séduisant quoiqu'un peu grandiloquent - formule ce que Lignes de faille avait retracé sur 4 générations d'une famille juive: que les identités sont des constuctions, de bout en bout fictionnelles - ce qui ne veut pas (forcément) dire mensongères (malheureusement Nancy Huston n'aborde pas vraiment cette question du mensonge). Elle démonte de façon très convaincante et illustrée comment chaque donnée de notre identité - nom, prénom, date et lieu de naissance, religion, nationalité, etc... - est, précisément, "donnée" avec un Sens, une histoire, une fiction qui enveloppe nos vies.
Cet essai se lit probablement aussi vite qu'il a été écrit - publié quelques mois à peine après son dernier livre - on est déçu de comprendre au bout du premier chapitre que l'auteure n'ira pas beaucoup plus loin que son intuition initiale. On la sent parfois proche d'un Clément Rosset (Le Réel et son double, lumineux pour qui s'interesse à ces questions) mais qu'elle ne semble pas avoir lu - en tout cas elle ne le cite pas.
L'un contre l'autre, il vaut mille fois mieux lire Lignes de Faille que l'Espèce fabulatrice, tant la confrontation de ces deux livres, sur le même thème, montre la subtilité et le talent de la romancière par rapport à l'essayiste, souvent superficielle et étonnamment naïve (malheureusement il nest pas certain que les romans suffiront à guérir l'humanité!).
J'en reste donc à conseiller très vivement le roman, gardant l'essai pour les passionnés de la petite musique de Huston, en attendant la suite...
Vacherie de vacherie!
On ne résume pas sans être gravement insuffisant les grandes oeuvres littéraires.
L'avalée des avalés se lit les dents serrées, accusant réception du choc et de la densité des mots. Au point qu'on en perd peut-être parfois le fil de l'intrigue - personnages improbables, situation familiale allégorique: guerres de religions, fusion fraternelle, sortie de l'enfance.
Un grand livre, iconoclaste, qui ne ménage pas les identités de toutes sortes.
dimanche 27 avril 2008
La Bible anti-intégrismes
Un trait saillant : la place, légitime ou non, des intégristes dans le débat public – et particulièrement dans les médias - autour de ces trois questions. Peur des intégrismes juifs et musulmans au Québec, repli sur l’identité catholique supposée de ce pays qui a encore un crucifix au Parlement. Animosité ouverte envers la droite religieuse américaine dont le monde entier (à l’exception notable, semble-t-il, des Étatsuniens eux-mêmes) souhaite être débarrassée avec le départ de George Bush. À travers le chaos du Proche-Orient, on perçoit vaguement une idée, qui résume la vision du monde qu’ont trop de nos contemporains : nous serions au bord d’un choc des « civilisations », selon la formule célèbre de Samuel Huntington. Par civilisation, entendez religion.
Une explication bien commode pour tous ceux, partout dans le monde et jusque dans nos campagnes, qui ne rêvent que de se replier sur eux-mêmes. Malheureusement (ou heureusement, selon le point de vue), cette grille de lecture a le double défaut d’être désespérante et très contestable.
À ceux qui confondent culture et religion; ceux qui croient que l’islam est intrinsèquement violent et antidémocratique ; qui confondent arabes, musulmans et, tant qu’à y être, terroristes; qui croient qu’on lutte contre un intégrisme en se réfugiant auprès d’un autre… mais aussi à ceux qui se disent démocrates mais ne savent pas bien quoi répondre à tous ces amalgames : prenez Tirs Croisés, la laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman comme nouveau livre de chevet. Le postulat des deux coauteures de cet essai fondamental, Caroline Fourest et Fiammetta Venner : « les intégristes ne préparent pas un choc des religions. Ils convergent, ils ont les mêmes intérêts, la même vision du monde ».
Analyse comparée, point par point, sur le statut des femmes, le droit à l’avortement, la place de la religion dans le débat public, la liberté d’expression, etc, des grands mouvements intégristes monothéistes – la droite religieuse américaine, l’intégrisme juif israélien, l’islam radical, des Frères Musulmans au régime iranien – et de leur rapport aux textes sacrés, Tirs croisés démontre que les théocrates, avant de penser à se tirer les uns sur les autres, ont pour cible commune les libertés individuelles et la démocratie.
Parmi les évidences qui ressortent d’une telle étude: l’islam n’a évidemment pas le monopole de la violence ni de l’intégrisme; aucune religion n’est plus qu’une autre liberticide par la faute de son texte fondateur – comme le film Fitna, diffusé sur internet par un député d’extrême droite néerlandais, l’affirme à propos du Coran - : l’intégrisme n’est jamais l’application littérale des préceptes tenus pour sacrés. Au contraire, c’est une interprétation réactionnaire, souvent à contresens, des textes pour les tirer vers leur vision totalitaire d’une société asservie.
La place manque pour restituer l’intelligence, la rigueur, la détermination du travail de Caroline Fourest et Fiametta Venner. Leur livre, réédité en poche, indispensable, est un peu difficile à se procurer en librairie, mais en insistant, on y arrive. Lisez-le. Plutôt que la vision communautaire et simpliste d’une guerre des civilisations, on voit se dessiner l’urgence d’un combat transculturel des démocrates de tous bords, un combat pour la liberté de rire (pensez à l’affaire des caricatures de Mahomet), pour la liberté de s’exprimer, y compris sur la religion, pour la liberté sexuelle, même quand on est issue d’une famille religieuse (lisez Insoumise, la manifeste d’Ayaan Hirsi Ali et Lajja, de Taslima Nasreen). Un combat difficile mais euphorisant, dont Barthes disait qu’il a « l’allure d’une fête ». Mais si, c’est une lecture de vacances.
vendredi 11 avril 2008
Kitsch et trash des Bienveillantes
À l’occasion de la traduction des Bienveillantes en allemand, Jonathan Littell s’est rendu à Berlin pour une conférence-débat avec le plus célèbre des juifs-allemands, Daniel Cohn-Bendit. Celui-ci, qui avait attentivement lu le roman, finit par lui faire observer que, quelque part, les Bienveillantes était un roman kitsch, parce que son sujet même, le nazisme, et son narrateur, l’officier SS Max Aue, sont kitchs. Littell approuve en ces termes : « le nazisme est le phénomène le plus kitsch de l’histoire politique! De gros bourgeois à moustache qui se déguisent en culotte de cheval et défilent avec des têtes de mort et des flambeaux, c’est la définition même du kitsch! Après, qu’ils aient voulu tuer la moitié de la planète, c’est un autre problème ».
J’adopte sans hésiter cette définition, qui me semble contenir un élément essentiel sur la réception du kitsch par le lecteur : aussi sordide et glaçant soit-il, - la folie nationale-socialiste constituant sans doute l’un des sommets du genre – le kitsch oscille entre le grincement de dents et le rire jaune. C’est un ridicule oppressant, menaçant, excessif. C’est par excès de sérieux, de solennité, de pathos aussi, qu’il se rend inconvenant, hors-normes du bon goût.
L’humour dérangeant qu’on retrouve ici et là dans les Bienveillantes, cet irrésistible comique du ridicule, pose comme horizon à la réflexion la question : peut-on rire de tout? Des bourreaux comme des victimes, car, au fil du roman, aucun n’y échappe? On imagine facilement combien d’historiens, de gardiens du temple de la mémoire de la deuxième guerre et particulièrement de la Shoah, se sont offusqué de cette « provocation » qui « insulterait les morts » (P-E Dauzat). Et de fait, la rhétorique kitschéisante qu’utilise le narrateur nazi en parlant des « bonnes consciences » compatissantes d’aujourd’hui, abêties par la naïveté et les bons sentiments, est bien une stratégie visant à excuser les bourreaux en discréditant les victimes.
« Qu’ils aient voulu tuer la moitié de la planète, c’est un autre problème », et c’est aussi sans doute la singularité limite du kitsch nazi. Je poserai comme hypothèse que lorsque, dans certains passages du texte, cette limite est franchie, on tombe directement dans le trash. Un « autre problème », peut-être, mais sans doute pas si éloigné que cela du kitsch. Ils partagent au moins un mauvais goût agressif.
Dans le cas de la narration des Bienveillantes, sans contredire ce qui vient d’être posé, on doit dire que les choses sont plus compliquées. Max Aue n’est pas un gros bourgeois à moustache en culotte de cheval, mais un intellectuel cultivé, qui se veut et se dit au dessus de la moyenne de ses collègues et de ses lecteurs. Amoureux tantôt mièvre et adolescent, tantôt brutal et scatophile, il oscille à sa manière entre kitsch et trash, mais se considère quant à lui comme tout à fait normal, ce qui lui permet, croit-il, de dénoncer les excès de part et d’autre.
Excès qui, comme je l’ai dit, communiquent. Définir une ligne de partage, et les conditions de leur interchangeabilité, est l’objectif de cette communication et de ce colloque.
mercredi 9 avril 2008
Pas besoin de s'excuser
vendredi 4 avril 2008
le côté obscur de Jean Barbe
mardi 1 avril 2008
François Lepage: provoquer la réflexion
François Lepage est d’une ponctualité mathématique. Il entre dans la Brûlerie Saint-Denis un sac Renaud-Bray à la main, qui contient le roman que sa femme vient de publier, ainsi que le dernier Orhan Pamuk, un auteur qu’il admire sans réserve. Amateur de littérature, il dit avoir toujours eu le désir d’écrire, mais jamais le temps, pris dans ses activités universitaires – il est professeur de logique, une discipline qui conjugue son goût pour la philosophie et les mathématiques. Toujours entre deux cases, ce québécois a écrit un roman philosophique qui se déroule entre la France, les États-Unis et l’Afghanistan.
Un roman à thèse
Le Dilemme du prisonnier doit son titre à un théorème analysant le comportement d’un individu devant un choix qui engage la coopération d’autres personnes : choisit-on l’option la plus sûre du point de vue de son intérêt personnel, ou va-t-on faire confiance à la communauté pour, collectivement, s’en sortir au mieux? De cette problématique complexe, François Lepage a tiré une « fable philosophique », selon sa définition, qui met en scène quatre personnages confrontés à une succession de « dilemmes » opposant individualisme et solidarité. Selon lui, ce type de choix est omniprésent dans notre vie quotidienne : que ce soit quand on fait l’effort de recycler nos déchets ou quand on va voter, gestes contraignants pour nous et qui n’ont de sens que si chacun les fait. Le Dilemme du prisonnier met donc, de façon ludique, une théorie clé du comportement à la portée du plus grand nombre. Cependant, comme il l’a lui-même constaté, certains lecteurs ont été rebutés par l’aspect trop conceptuel du livre. On lui a notamment reproché de n’avoir pas assez creusé ses personnages. Mais, loin de s’en défendre, l’auteur revendique l’absence de psychologie de ses héros : « les romans d’amour intimistes, je ne suis plus capable! » Il prend comme exemple les personnages mythiques comme Œdipe pour justifier sa propre démarche : ce qui compte, ce n’est pas le caractère du héros, mais la situation dans laquelle il se trouve, et les choix qu’il fait pour avancer. Tant pis si le lecteur en quête de dilemmes sentimentaux n’y trouve pas son compte : ce qui intéresse François Lepage dans l’écriture, c’est de « s’adresser l’intelligence du lecteur », ce qui n’exclut pas selon lui une certaine émotion.
La littérature à coups de marteau
François Lepage se place dans une tradition littéraire en porte-à-faux par rapport à ce qui se fait aujourd’hui au Québec. Comme modèles, il cite Amadou Kourouma, Agota Kristof, et surtout, Houellebecq. Il partage d’ailleurs avec l’auteur des Particules Élémentaires le goût de la provocation, au point de reprendre, en exergue d’un chapitre, une fameuse phrase de l’écrivain français : « l’islam est quand même la religion la plus con ». Pensant au scandale qu’avait provoqué cette déclaration, François Lepage s’inquiète des reculs de la liberté d’expression en Occident, et a voulu dans son livre parler sans autocensure, y compris de religion. À partir de la théorie du dilemme du prisonnier, l’un des personnages, chercheur aux États-Unis, avance l’idée que le Coran serait une meilleure Constitution que celles des pays démocratiques. Sous des allures de rigueur scientifique, François Lepage ne s’interdit pas quelques provocations : mais, d’un côté comme de l’autre, personne n’est épargné. Si le mollah Afghan du roman est pour le moins renvoyé à sa barbarie, les États-Unis, pris dans la paranoïa anti-terroriste, n’en sortent pas indemnes. Et même le Canada, pourtant grand absent du récit, en prend pour son grade. Alors que le chercheur persécuté vient chercher refuge au Québec, il se heurte à une douanière particulièrement obtuse. Détail qui n’en est pas un, elle bénéficie d’un accommodement raisonnable lui permettant de porter des pantoufles Snoopy au travail. Même si les ressorts du roman de François Lepage ne sont pas toujours des plus subtils, il a le mérite d’interpeler le lecteur et de le pousser à se positionner. À réfléchir sur ses choix, ce qui, finalement, est l’objet de ce livre.
mercredi 19 mars 2008
BHL réinvente la gauche
mardi 11 mars 2008
petit livre brun
Nancy Huston, entre deux chef-d'oeuvre
samedi 8 mars 2008
Katia Belkhodja, à fleur de peau
Dans l’entrée du Caféo, sur la rue Rachel, au coin de St-Denis, Katia Belkhodja s’amuse avec un petit garçon de 5 ans à peine, fasciné de la voir si souriante. À table, derrière un chocolat chaud, elle dit bonjour aux gens qui passent, qu’elle ne connaît même pas. Les voisins qui travaillent sur leurs ordinateurs lui jettent des regards intrigués. Il faut dire que, pendant près de deux heures, elle parle en riant sans arrêt, tant qu’elle en a les larmes aux yeux. Toujours entre deux émotions, souvent dans le second degré, Katia Belkhodja est une personnalité aussi difficile à cerner que les nombreux personnages de son roman, La Peau des doigts. En la voyant, on repense au début du livre, où la narratrice s’adresse à une très sensuelle Doña, à la bouche pulpeuse et la voix de gamine.
En parallèle
Quand une question semble l’interpeler, elle fige, songeuse : « je ne sais pas d’où elle vient cette histoire. J’avais cette phrase en tête, « j’ai ta lèvre arrachée entre les dents », et je suis partie de ça. » Au fur et à mesure qu’elle se raconte, on reconnaît quelques éléments autobiographiques, la grand-mère kabyle, le garçon rencontré dans le métro, la fille au prénom « tellement beau », Doña. On reconnaît surtout cette façon très particulière de s’exprimer, des phrases courtes, interrompues abruptement, reprises en escalier. Elle approuve l’idée que le lecteur perdu dans le roman finisse finalement par se sentir en osmose avec les personnages. « Eux aussi, ils sont totalement perdus », dit-elle. De pays en pays, chacun se cherche et voit se diluer le lien à ses origines. Katia Belkhodja, elle, se dit Québécoise ou Algérienne, selon ce qui l’arrange. Elle regrette de ne pas savoir parler la langue de son pays d’origine : « je pourrais parler arabe pour sauver ma vie, mais pas plus », dit-elle en riant. La Peau des doigts est une quête de filiation, d’identité, qui passe aussi par la littérature : le jeune Gan se prend de passion pour Marguerite Yourcenar, au point de se poster devant l’Académie Française en espérant la voir. Katia avoue sans complexe que, quand elle a commencé à raconter cette histoire, elle ne savait pas que Marguerite Yourcenar était morte en 1987 ! Plutôt que de modifier ce qu’elle avait déjà écrit, elle décide que son personnage apprendra lui aussi, au milieu du livre, que son idole est décédée depuis 20 ans...
Au fil de la plume
Le roman de Katia Belkhodja est envoûtant, empreint d’une nostalgie diffuse, celle du pays natal perdu au fil des migrations successives de personnages déracinés. Une errance, de l’Algérie à Montréal, en passant par Paris, dans laquelle le lecteur est lui aussi sur le bord de se perdre. Elle raconte volontiers que la première version de son texte était bien plus difficile à suivre. Avec André Vanasse, son éditeur, elle a fait un gros travail pour « rassembler » les multiples histoires qui se croisent. Elle imite, en croisant les mains et avec une voix grave, son éditeur lui demandant de démêler le récit pour le rendre compréhensible : « On ne se souvient plus de ce personnage! Malheureusement, le lecteur n’est pas dans la tête de Katia Belkhodja! ». Après presque un an de travail, le roman est prêt à sortir en librairie le 6 mars.
Quand on lui a demandé si elle avait des idées pour la couverture, Katia a haussé les épaules. Pour elle, il est temps de se détacher de ce projet qu’elle a entamé en 2006. Après dix mois d’une rédaction intermittente, elle hésite longuement avant d’aller le porter chez un éditeur. Poussée par ses proches, elle se décide finalement… Mais, au lieu de tenter sa chance dans plusieurs maisons d’éditions, elle s’en tient à le déposer chez XYZ! « Pourquoi? Parce que, j’aime bien marcher à pied, raconte-t-elle, hilare quand elle réalise l’incongruité de sa réponse, avant de préciser : XYZ c’est la plus proche de Berri-UQAM ». On ne voit toujours pas trop le rapport, mais on n’en saura pas plus. Elle raconte en revanche qu’elle a marché jusqu'à Boréal, mais qu’elle est arrivée après la fermeture. Chez Leméac, elle est ressortie en courant. « Finalement, résume-t-elle en riant, ça a été beaucoup de sport, la publication! ». Quand, cinq mois plus tard, XYZ la rappelle pour la publier, elle était en échange universitaire en Suisse. Le livre a dû attendre, comme l’aboutissement d’une errance, que cette auteure nomade rentre au pays.
Lancement : le 19 mars au pub Quartier Latin.
(cet article sera publié dans Quartier Libre du 12 mars 2008)
jeudi 6 mars 2008
rencontre avec le créateur des Contes Urbains
Assis face à la rue dans la vitrine du café-boutique Le Placard, au coin Mont-Royal – Lorimier, Yvan Bienvenue ressemble à un Père Noël en blouson de cuir, qui boit son café en regardant passer les gens. « Les Contes Urbains, ça parle des gens d’aujourd’hui, explique-t-il, c’est l’histoire de Valérie, c’est toi, l’étudiante de l’UdeM, qui passe tous les jours devant des places qu’on reconnaît, dans un couloir où il y a une porte qui est barrée depuis des années et en fait c’est une sortie de secours…». Yvan Bienvenue est un conteur intarissable. Il ouvre des parenthèses, perd le fil de sa pensée, se gratte la barbe, et commence à raconter que l’autre jour un môme lui a demandé où il avait parké son traîneau. Ça lui plaît de se voir en Père Noël, et d’ailleurs c’est un peu sa job avec les Contes Urbains : « ce sont des contes sur la ville au moment des Fêtes, donc c’est un peu comme un cadeau de Noël ».
Un nouveau genre
Cette année, les contes seront présentés en deux langues, dans deux théâtres différents : en français à La Licorne et en anglais au Centaur. Une envie qu’il avait depuis longtemps, bien que d’autres compagnies aient déjà fait voyager le concept des Urban tales, parfois sans lui demander son avis, ni lui en reconnaître la paternité : « Pourtant, c’est un nouveau genre, et c’est nous qui l’avons inventé ».
Il disserte volontiers sur l’histoire du conte au Québec : « la tradition orale, au Québec, elle n’existe pas, en tout cas pas de façon spectaculaire. Elle n’a jamais été aussi développée qu’aujourd’hui ». D’où le succès des Contes Urbains, qui lui semblent répondre à un besoin. Ils servent à « aller débusquer quelles sont les figures, les mythes qui nous rassemblent. Pour nous comprendre, qui nous sommes. […] C’est pas Roméo et Juliette, c’est Rémi et Chantal, et Rémi bosse au dépanneur. Il y a Steve qui quête dehors – il fait une pause, et change de registre – d’ailleurs il y en a vraiment trop, les quêteux, ça va pas, il faut faire quelque chose ».
Il avoue être un auteur engagé, « mais engagé ne veut pas dire militant ». Les contes parlent de politique au sens large, de la société, et ils y ont un rôle : « c’est multiculturel, les représentations, et là on s’aperçoit qu’on a tous quelque chose en commun ». Il se demande si, depuis la mort du Grand Antonio, on pourrait trouver des figures fédératrices au Québec. « Céline Dion, peut-être, mais non, parce qu’elle est vide, je veux dire, politiquement – et il rit – là, on parle de n’importe quoi! ». Mais, à la réflexion, c’est bien là le sujet des Contes.
Mais bien qu’il y ait un « protocole » commun, les « racontages », comme il les appelle, ne se ressemblent pas. Il dit même avoir écrit cette année « un des textes les plus gratuits » qu’il ait jamais présenté, l’histoire d’un type qui doit organiser une soirée et en même temps se débarrasser d’une crotte de nez. « C’est une grosse farce, et en plus, elle sera jouée par Stéphane Jacques, que l’on connaît comme un acteur sérieux. Et l’autre texte que j’ai écrit, plus engagé, sera interprété par Joël Marin, lui aussi à contre-emploi ».
Une performance d’acteur qui surprendra et dont il se réjouit, mais qui est plutôt due aux aléas de l’organisation du spectacle. Cette année, il lui a fallu écrire un conte supplémentaire, au dernier moment, pour remplacer un auteur qui s’était désisté. Il est habitué aux imprévus : lors d’une précédente édition, il avait dû, deux mois avant le spectacle, écrire lui-même la totalité des textes. Maintenant qu’il reconnaît avoir un certain savoir-faire, son principal souci serait de ne pas donner de leçons de morale. Il se définirait plutôt comme un « éthiquiste », inquiet de voir que notre société a cessé de s’émerveiller du monde tel qu’il est, du monde urbain d’aujourd’hui. Ré-enchanter la société, voilà l’ambition de ce Père Noël rock - « je suis pas vraiment rock, plutôt blues », corrige-t-il – que les clients regardent avec curiosité quand un de ses « chums » passe dans la rue et lui adresse un signe amical par la fenêtre du café. On se dit qu’il pourrait bien être un de ces personnages des Contes Urbains, qui nous font aimer le Montréal d’aujourd’hui.
L’histoire d’un livre, de A comme André Vanasse, à XYZ.
Il dégage un peu de place pour recevoir son visiteur, et on s’assied au coin d’une bibliothèque. Lui, accueillant, devant une tasse de café, est heureux de discuter, et rit volontiers. Cet ancien professeur en création de l’UQAM, qui a trouvé le prolongement naturel de son métier dans l’édition, s’intéresse à tout, de l’origine de son nom à mon sujet de mémoire, en passant par les campagnes anti-tabac. De même, dans son métier : il se dit ouvert à toutes sortes d’imaginaires, des plus réalistes aux plus tortueux : l’essentiel est que l’histoire le prenne.
XYZ, jeune maison d’édition, s’est fait une place parmi les grandes du Québec, et une flateuse réputation de découvreuse de talents. « je ne fais pas de démarchage [auprès des auteurs déjà reconnus, ndlr], affirme André Vanasse, ceux qui veulent venir, ils viennent, sinon… ». Les volontaires ne manquent pas : entre 400 et 500 manuscrits arrivent tous les ans sur le bureau du directeur littéraire, qui est « son seul lecteur ».
À l’écouter, la sélection des manuscrits se fait assez facilement : ce qu’il recherche avant tout, c’est d’être saisi et surpris par l’histoire – si on est capable de deviner la suite de l’histoire, de la phrase, c’est non. Il recherche avant tout des textes qui se démarquent de leur horizon d’attente. C’est pourquoi il a volontairement décidé de ne pas publier de textes de para-littérature : il avoue ne pas s’y connaître suffisamment pour évaluer l’originalité d’un texte.
Travailler les macrostructures
Une fois le manuscrit sélectionné, le travail commence : André Vanasse se donne comme mission de peaufiner les « macrostructures » : faire en sorte que le lecteur ne soit pas perdu, d’abord. Pour cela, il a des techniques toutes simples : rappeler qui sont les personnages en les identifiant d’un signe : « si on a déjà parlé de Valérie quatre chapitres avant, il faut donner un indice, une boucle d’oreille, ou une coupe de cheveux, pour que le lecteur fasse le lien ». Deuxième impératif : donner une cohérence à l’ensemble, faire qu’il n’y ait pas de discordance : selon lui, si l’on commence d’une certaine façon, il faut maintenir le ton et l’esprit de l’histoire. Quand on lui fait remarquer que, dans Histoire de Pi, le best-seller de la maison, le passage sur l’île ensorcelée relève peut-être de ces fantaisies de l’auteur qui déroutent le lecteur, il l’admet en riant. Il avoue même que si cela n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait sans doute fait changer.
André Vanasse se montre attentif à respecter le style propre de chaque auteur, et se défend de formater les romans qu’il sélectionne : ainsi, parmi ceux qu’il s’apprête à publier, l’un suit une progression linéaire, alors qu’un autre est plus dispersé : il dit s’appliquer à mettre en valeur le style propre de chacun. En tant qu’éditeur, il se donne comme rôle de faire le lien entre l’auteur – qui, vivant avec ses personnages depuis très longtemps, peut ne pas voir certaines difficultés qui se posent à la première lecture – et le lecteur.
Un lecteur-créateur de chefs-d’oeuvre
S’il se défend d’écrire le livre à la place de l’auteur, il ne cache pas retravailler les textes qu’on lui propose en profondeur, en collaboration avec l’écrivain. Au point, une fois, de faire réécrire quasiment tout le livre à un auteur dont il « n’aimait pas le style, très amphatique ». L’écrivain, dont il tait le nom, voulait absolument travailler avec lui, et a accepté de refondre son texte : « il est passé, pour moi, de zéro à l’absolu », confie André Vanasse. Le succès du livre, qui a décroché un prestigieux prix littéraire, lui a, comme souvent, donné raison.
Et si un auteur ne veut pas qu’on le corrige? « Pas de problème, s’exclame t-il en faisant un geste vers la porte : vous ne voulez pas qu’on touche au texte, très bien, on n’y touchera pas, on ne va même pas l’éditer ».
André Vanasse voit un lien direct entre son ancien métier de professeur de création et celui d’éditeur. À l’Uqam, il a eu comme élève des écrivains aujourd’hui reconnus, comme Élise Turcotte ou Lise Tremblay, qu’il regrette de ne pas avoir pu garder chez XYZ. « Lise Tremblay m’a dit que je lui faisais peur », avoue-t-il en pouffant de rire, se demandant s’il pouvait sérieusement faire peur à quelqu’un. Mais, en général, ses remarques sont bien reçues – et même recherchées – par ses auteurs. L’exigence est même sa marque de fabrique : ainsi, il se refuse à écrire « premier roman », comme si on se condamnait ainsi à n’écrire qu’un brouillon prometteur pour le suivant. « Non, on écrit : un roman », ce qui implique de mener le travail aussi loin que possible. Le progrès accompli entre le premier manuscrit et le texte final est sa plus grande satisfaction.
Cependant, il y a bien des auteurs qu’il ne retouche pas : Sergio Kokis, qu’André Vanasse qualifie sans hésiter de plus grand auteur de la maison, a selon lui « suffisamment de savoir-faire », et « il apprend avec une rapidité telle » qu’on n’a aujourd’hui plus rien à redire aux manuscrits qu’il envoie.
Écouter cet éditeur parler des auteurs qu’il a publié ne laisse pas de doute sur son amour pour la littérature québécoise. « On a des écrivains formidables, ici », dit-il en regrettant que la France ne montre pas plus d’intérêt pour les co-éditions : « c’est une mentalité coloniale », accuse-t-il. D’où la difficulté de faire vivre une maison d’édition. Les subventions sont vitales, avoue-t-il, et les salaires deux fois inférieurs à ceux des professeurs. Cependant, il ajoute en riant, pour ne pas laisser penser une seconde qu’il regrette son choix : « on ne fait pas ça pour gagner de l’argent! C’est ma passion ». Pour ses œuvres fétiches, il cite immédiatement La rivière du loup, d’Andrée Laberge, qu’il raconte avec enthousiame et décrit comme un chef d’œuvre. Sergio Kokis s’attire mille compliments admiratifs.
Quand il travaille dans son bureau, André Vanasse fait face au portrait que ce prestigieux auteur lui a dédié : la boucle est ainsi bouclée, autour de cet amoureux de la lecture, accoucheur de talents, et sujet d’inspiration, pour toute une famille d’écrivains signés XYZ.
Défense et illustration du Goncourt
Celui qui l’a, l’a, un point c’est tout.
L’émotion passée, reprenons nos esprit. On est contrarié de s’être trompé dans nos pronostics, c’est pas une raison pour se venger sur le gagnant – qui n’y est pour rien – ni sur le jury – qui de toutes manières n’a de comptes à rendre à personne, et ne gagnerait rien en crédibilité à se plier à la pression médiatique. La critique est bien libre d’organiser ses propres prix, si elle n’est pas contente des sélections du Goncourt : en ce qui me concerne, avec l’accord de ma rédac’ chef, je décernerai volontiers comme lot de consolation le Prix du Pied à mon ami Claudel. Pour le Goncourt, malheureusement, il n’y faut plus songer : « qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas », comme dirait Corneille (Le Cid, I, 3).
La critique peut donc bouder le lauréat 2007, dont vous avez sans doute déjà oublié le nom : Alabama Song ne s’est pas moins trouvé une place, grâce à son bordereau rouge, sous les sapins de Noël. Auprès de Claudel et Pennac, moins primés, mais qui s’y sont faufilé par la grâce de leur popularité. Finalement, le jury du Goncourt a donné un passeport pour 2008 à un auteur qui, sans ça… C’est plutôt son rôle, non?
Certes, c’est une biographie romancée, c’est-à-dire pas « un vrai roman » (il n’y a que Sollers – et, dirait-on, le jury du Goncourt- qui puisse se permettre d’affirmer le contraire). On se souvient que l’année dernière, on accusait Jonathan Littell d’avoir écrit un livre d’histoire, pas assez « roman » pour mériter la prestigieuse récompense. On dirait que le jury persiste à donner la fève à ce qu’on appelle avec mépris la « para-littérature ». Voici ce que je tient pour une grande preuve d’ouverture et d’intelligence de la part de l’institution.
Une chambre à soi
Quant à Alabama Song, ça n’est peut être pas l’œuvre qui va changer votre vie, ni révolutionner l’art d’écrire. Mais, ce texte qui se présente comme le journal de la femme de l’auteur de Gatsby le Magnifique, Zelda Fildzgerald, est pourtant un geste littéraire qui mérite le détour.
Zelda est « femme de ». Femme d’un écrivain à succès qui, selon elle, lui a volé son talent, l’a étouffée, l’a empêchée de se faire connaître comme la grande auteure qu’elle est. Elle se venge dans son journal, d’une plume gracieuse, mélancolique, sur laquelle plane l’ombre de Virginia Woolf : « jamais, dans les suites ni les villas ni les appartements, on n’a pensé à me réserver une pièce, oh! Un débarras m’aurait comblée, un cagibi à moi où j’aurais pu écrire ». Leroy peint avec justesse le portrait d’une femme frustrée dans sa vie sexuelle, sentimentale, artistique. Et si, parfois, il n’évite pas la mièvrerie (mais pourquoi pas?), il réussit incontestablement à faire planer sur l’histoire littéraire officielle le fantome d’une écrivaine qui jette le doute sur le souvenir glorieux de son mari. C’est un habile coup littéraire, réflexif, par lequel Leroy, 70 ans plus tard, donne à Zelda son chef d’œuvre inconnu, et, du même geste, entre lui-même dans les annales de l’histoire littéraire. En un roman, nuancer, compléter, retoucher, la mémoire qu’on a des romans du passé, voilà la plus grande originalité de ce texte, que, dans le conseil du jury Goncourt, je n’aurait jamais ouvert. Merci à eux pour ce moment de plaisir.
PS : « moment de plaisir » n’est pas grande œuvre littéraire, on s’entend. Au delà du débat Claudel versus Leroy, il faut quand même dire une chose qui relativise le Goncourt 2007 : si Alabama Song et Le Rapport de Brodeck étaient les deux meilleurs romans de l’année, et bien, ça n’était pas une grande année pour la littérature. Qui blâmer?
Réécrire l'histoire
Mais lorsque la fureur du groupe se réveille et massacre l’Anderer, l’autre étranger du village, il sent la peur renaître.
La logique révisionniste
Et c’est à lui, Brodeck, qu’on commande de rédiger le rapport qui expliquera « qu’on ne pouvait pas faire autrement » que de tuer l’Anderer. Réécrire l’histoire d’un crime pour disculper les coupables, cela s’appelle d’un nom : le révisionnisme. Claudel explore par le biais du récit torturé de l’ancienne victime les problèmes complexes et existentiels que pose la gestion du passé. Car Brodeck, pour écrire le rapport, doit procéder à un impossible reniement de soi. Lui, l’étranger, devrait couvrir le meurtre de son semblable? Il apparaît vite que son rapport ne correspondra pas à ce que ses concitoyens attendent. Alors qu’il s’efforce de faire un travail de mémoire, eux ne veulent qu’oublier, et continuer à vivre comme avant.
Mais Brodeck ne peut pas excuser un crime qui ne veut être oublié que pour mieux se reproduire, et dont il sera la prochaine victime. En tant que survivant, il incarnera toujours l’infâmie que la communauté voudrait effacer : son nom qu’on avait inscrit quand il était aux camps sur le monument aux morts accuse le village. Il est d’autant plus en danger qu’il est celui qui sait, qui écrit, la mémoire indélébile du passé criminel. Son existence même est incompatible avec l’honneur que le village cherche à tout prix à conserver.
Le Nous totalitaire
En adoptant le point de vue de Brodeck, Claudel plonge au cœur d’une conscience déchirée entre la nécessité existentielle de témoigner du crime pour empêcher qu’il ne se reproduise et celle, sociale, de l’effacer pour être réintégré à la communauté. Car Brodeck est conscient que sa seule chance de survivre au village est de se fondre dans le groupe. Or, il est le seul, dangereusement exclu, à n’avoir pas participé au meurtre de l’Anderer. « Oui, j’étais le seul. En me disant ces mots, j’ai compris soudain combien cela sonnait comme un danger, et que, être innocent parmi les coupables, c’est au fond la même chose que d’être coupable au milieu des innocents ».
Tout le roman repose sur ce dilemme : dire « je », c’est-à-dire se mettre à part et se condamner, ou bien se fondre dans le « nous » criminel et se renier soi-même. Brodeck tâtonne tout au long du rapport entre ces deux postures qui le menacent l’une et l’autre.
Dans tous les cas, le danger vient du groupe : car, dans ce village replié sur lui-même, il n’y a pas de place pour l’individu. On craint celui qui a des secrets, de l’instruction, qui n’est pas transparent. Or Brodeck, malgré tous ses effort, est irréductiblement Autre. Son nom, son « histoire errante », son nez (tous ces éléments stéréotypés sont présents dans le roman), tout le désigne comme l’archétype de l’étranger.
Mais, dans une tentative désespérée de déni de soi pour survivre au sein de la communauté, Brodeck ne prononce pas une seule fois, en 400 pages, le mot Juif.
L’aliénation de la victime
Ne pouvant se résoudre à voir en face la cause réelle de son exclusion, Brodeck avoue « préférer le doute à la vérité ». Prenant sur lui le crime de ses bourreaux, il en vient à se croire coupable d’avoir survécu aux camps et croit trouver là une explication acceptable à la violence du groupe. Une posture mortifère et intenable, conclut Claudel : surgissant comme malgré lui, ces mots : « je n’y suis pour rien » qui ouvrent le roman et ruinent toute tentative d’excuser le village et de s’en attribuer la faute. Essayer de plier la réalité à une image est une impasse. Aussi bien pour Brodeck que pour le village, vouloir effacer son passé, ce qu’on est, c’est se condamner à disparaître.
Yasmina Reza: la tragédie du candidat
Il y a tout ça dans le livre de Yasmina Reza, mais ça n’est pas son sujet. Ce qui l’intéresse, c’est « la politique comme mode d’existence » : comment un homme construit sa vie dans le cadre frénétique, aveuglant, d’une campagne dirigée vers l’objectif suprême de la victoire aux élections.
Le personnage Sarkozy est un acteur, qui interprète le rôle du candidat sur la scène de la campagne présidentielle, vaste pièce de théâtre mise en abyme par la dramaturge Reza. Un rôle préparé, concerté, déterminé par les sondages, co-écrit par Sarkozy et sa plume, Henri Guaino : ami, confident, double de l’ombre, l’auteur des discours de la campagne est une image de l’écrivaine, ce qui lui confère une place centrale.
Miroir critique, souvent mordante, Yasmina Reza n’a de cesse de dénoncer, face au binôme Guaino-Sarkozy, la futilité d’une vie menée avec pour seul objectif l’élection, qui masque comme un écran le but profond de leur hyperactivité : l’inquiétude de ne pas vivre.
Lucidité et illusions
« D’où vient cette déchirante propension à se sentir, au moindre ralentissement, écarté de la vie? » Nicolas Sarkozy incarne cette figure tragique qui fascine la dramaturge : l’homme luttant contre la machine infernale du temps pour échapper à la mort. Comme tous les héros tragiques, Sarkozy se trompe de combat : pour lui, la vie, c’est la campagne. La mort, l’hypothèse d’une défaite à la présidentielle. Il se débat et se disperse dans une frénésie d’action, de déplacements, de rencontres, pour échapper à « l’accablement de sa non-existence ». Le héros tragique, aveuglé par son projet, tel Œdipe réclamant lui-même le nom du meurtrier de Laïos, organise sa propre perte.
« Je dis, vous sacrifiez des instants qui ne reviendront jamais, vous brûlez des jours que vous ne connaîtrez jamais.
Il dit, oui. »
Il ne suffit pas à Yasmina Reza d’observer que la bataille menée par son personnage se joue contre lui, qu’elle est vaine et perdue d’avance; elle le lui révèle, et il en convient. Imaginez qu’au moment où Œdipe réclame à Tirésias le nom du meurtrier de Laïos, une petite voix lui ait dit que c’était lui; qu’il l’eût crue; mais que, n’ayant pas d’autre réponse à apporter à sa condition d’homme, il l’ait réclamé tout de même, en sachant qu’il se condamnait.
C’est un jeu radicalement cruel qu’a joué Yasmina Reza auprès de Sarkozy durant toute cette campagne : elle a été la petite voix qui lui murmurait à l’oreille : ce que tu fais est futile; tu n’échapperas pas à la mort. Pire, tu es en train de gâcher ta vie. « Il dit, oui ».
Sarkozy, tel que le montre Reza, s’est tout entier consacré à la conquête d’un moulin à vent; et il sait que c’en est un. Troublant de lucidité, il déclare à raison que, quoi qu’elle écrive sur lui, il en sortirait grandi : et en effet, le miroir que lui tend son personnage est d’une profondeur et d’une complexité telles qu’elles rendent fascinantes les faiblesses, la platitude, la superficialité de l’homme qu’on découvre au détour des anecdotes de son quotidien. La campagne qu’il mène pour la présidence de la République Française devient l’image d’un combat démesuré et existentiel pour la vie; mais dont on sait que la victoire sera paradoxalement une désillusion. La fin du combat, pour le personnage tragique, signifie la mort : c’est à l’entrée de l’Elysée que s’arrête le livre de Yasmina Reza. Tout le reste est politique.